C'est parti ! J'ai fait un peu long pour planter le décor, mais pour la suite c'est sans doute mieux si vous êtes un peu plus concis :
En arrêtant son véhicule au carrefour, un pli soucieux se dessinait sur le front d'Alphonse Mabékahn. Alors qu'il relisait pour la troisième fois les deux panneaux indicatifs (« Vrément-Sur-Fay, 39 km », et juste en dessous et pointant dans le sens opposé, « Toutes directions »), une seconde ride de perplexité vint rejoindre la première. Puis, comme si une révélation subite l'avait frappé, le visage d'Alphonse se détendit, et il prononça malgré lui à haute voix un de ses proverbes favoris : « Rien ne sert de courir, il faut arriver à temps ». Alphonse aimait à dire, avec une certaine fierté et à qui voulait l'entendre, qu'il était un « philosophe du quotidien », même si cette devise conservait pour lui une part de mystère (peut-être était-ce justement pour cette raison qu'il la chérissait tant). Il aurait d'ailleurs certainement connu quelques difficultés à en expliciter le sens si un quidam curieux lui avait posé la question. Fort heureusement pour Alphonse, personne ne s'était jamais donné cette peine.
Ragaillardi par cette maxime pleine de bon sens, il se tourna vers son compagnon de route qui dormait toujours côté passager. Yamamoto Kaderate n'avait même pas frémi à l'arrêt du ronronnement du moteur. « Il est dans les draps de Morflée », se dit Alphonse en souriant une nouvelle fois devant sa capacité rare à toujours trouver l'expression adéquate. Même s'ils faisaient route ensemble en ce jour spécial, Alphonse ne connaissait Yamamoto que de façon superficielle. Ils s'étaient rencontrés l'an passé au précédent Comité Annuel de Lutte Envers les Mauvaises Blagues Ouvertement Usées et Recyclées. C'était alors la première fois qu'Alphonse participait à cette grande réunion qui chaque année, à Rirjône, rapprochait des gens du monde entier partageant ce même grand et bel idéal : la disparition pure et simple des blagues potaches dans les rapports sociaux. Ces plaisanteries de mauvais goût étaient pour tous ces militants un avilissement de l'esprit humain, un signe évident de la décadence de la société, une habitude malsaine nées dans des esprits corrompus. Lors de ce comité, conférences et tables rondes mettaient en lumière l'étendue du problème, en exposaient les causes et proposaient des solutions afin de combattre le mal au quotidien.
Alphonse, qui avait toujours eu la conviction profonde que tout homme se devait d'agir pour le bien de l'humanité, sentait bien qu'il touchait du doigt cet idéal en s'impliquant dans cette juste cause. C'est lors de sa première participation au Comité qu'il avait rencontré Yamamoto, un habitué qui depuis six ans déjà s'impliquait dans cette lutte. Ayant constaté qu'ils habitaient à seulement dix kilomètres l'un de l'autre, les deux nouveaux camarades avaient décidé de faire du covoiturage pour se rendre à la réunion de cette année. Hélas, Yamamoto, mordu de technologie moderne comme tout bon Japonais qui se respecte, avait insisté pour utiliser son GPS dernier cri importé du Japon pour se rendre à Rirjône, car celui-ci était d'une précision remarquable : il fournissait en permanence au conducteur des données capitales comme l'épaisseur du goudron, le taux de gravillonage et l'humidité de la chaussée au dixième de pourcent près. Avec autant d'informations, se rendre au CALEMBOUR aurait dû être un jeu d'enfant, mais Alphonse n'avait jamais rien compris au japonais, d'ailleurs il n'avait même pas réussi à entrer les coordonnées de Rirjône à l'intérieur. Le Japonais ayant piqué du nez sitôt le moteur en marche, voilà deux heures qu'Alphonse roulait en se fiant seulement à son sens aiguisé de l'orientation. Il avait bien tenté d'interroger son camarade, mais celui-ci dormait profondément, continuellement bercé par les doux piaillements du GPS dans sa langue maternelle. De toute façon, Alphonse ne voulait pas vraiment le déranger, sachant pertinemment que « l'avenir appartient à ceux qui sommeillent trop ». En attendant, arrêté à cette intersection, un choix crucial se présentait.
- A – Bah, « tous les chemins mènent un homme » se dit-il, et, redémarrant le véhicule, il prit à droite, vers « Toutes directions ». D'ailleurs, il lui semblait déjà distinguer au loin les alentours d'une ville.
- B – Bah, « mieux vaut choisir que pourrir », se dit-il, et, redémarrant le véhicule, il prit à gauche,vers Vrément-Sur-Fay. La route semblait se perdre dans la campagne profonde.
- C – Ne sachant que décider, il aperçu non loin de là un autochtone qui promenait avec son chien, et il se décida à l'interpeller. Car Alphonse le savait bien, « on n'est jamais bien servi de par soi-même ».